Cet article est une version abrégée, notamment en ce qui concerne le développement et l’argumentation des thèses défendues, d’une série en deux temps, « Perspectives révolutionnaires pour le mouvement étudiant ».

« Chaque génération doit, dans une relative opacité, affronter sa mission : la remplir ou la trahir », proposait le militant anticolonial Frantz Fanon. Dans une perspective anticapitaliste et non réformiste, les premières années fondatrices de la CRUES, porteuses d’espoir pour les mobilisations à venir dans un monde qui nous semble de plus en plus hostile, constituent pour nous aujourd’hui une occasion d’introspection et de renouveau.

Sur quelques illusions à rejeter

Certaines façons de faire et certaines conceptions implicites ou explicites du mouvement étudiant québécois des dernières décennies semblent aujourd’hui pouvoir être dépassées. D’abord, l’étapisme apparaît comme la conception politique spontanée (au sens où elle est n’est pas réfléchie consciemment comme telle) qui domine au sein de la gauche du mouvement étudiant québécois. Il s’agit de penser la transformation sociale par étapes, dans une progression, linéaire ou exponentielle, des luttes jusqu’à la révolution finale. Selon cette conception, plus il y aurait de luttes sociales, plus la révolution serait proche, voire incontestable. Cette conception séduisante est incompatible avec la manière dont les structures capitalistes de la propriété et de l’État se sont développées. Il est farfelu de penser que l’on peut construire une chaîne ininterrompue de réformes sociales de plus en plus étendues qui mènerait à une gestion collective et démocratique de la société.

Bien au contraire, les luttes réformistes quotidiennes et répétitives, faibles en vision politique, tendent à se limiter à créer des espaces de négociation et de médiation avec les gouvernements, que ceux-ci arrivent facilement à récupérer. L’étapisme a pour son compte d’agir aussi comme une zone de compromis entre les éléments les plus réformistes et les éléments les plus radicaux, puisque tous·tes auraient intérêt à franchir ensemble la prochaine étape du progrès social. Il est donc générateur de consensus faciles et peu éclairés, en plus d’accorder une importance excessive des campagnes répétitives sur des enjeux singuliers. 

Cette situation maintient une tension au sein du discours sur l’État, identifié comme pourvoyeur naturel des services sociaux, comme s’il existait, neutre, au-delà de l’exploitation, de la racialisation et des classes sociales. Une telle conception place les organisations syndicales étudiantes en position de demandeuses, accusant les gouvernements successifs de manquer à leurs devoirs fondamentaux lorsqu’ils coupent dans les services sociaux. En tant que révolutionnaires, il faut plutôt chercher à rompre avec cette situation toxique et à exposer les illusions entretenues par les appareils de l’État capitaliste et colonial. 

S’il est intéressant pour les révolutionnaires de s’investir dans les luttes sociales, syndicales et écologistes, c’est en ce qu’elles agissent sur nos consciences et qu’elles permettent de nous organiser. Au niveau politique et au niveau personnel, la lutte est une véritable école et les expérimentations qu’elle permet portent les germes d’un monde sans exploitation. Ces expérimentations doivent ainsi chercher réellement à explorer les possibilités politiques de notre temps. Il ne s’agit donc évidemment pas de refuser qu’il y ait effectivement des étapes dans la lutte, mais bien d’en comprendre sérieusement le rôle dans un processus de transformation sociale, plutôt que de refuser d’assumer nos responsabilités et de diluer ces dernières dans un avenir de plus en plus incertain.

Pour une lecture porteuse de changements

Dans son processus de création, la CRUES a mis de l’avant un certain nombre de principes qui cherchent à orienter son action et celles de ses membres dans les luttes sociales. Ces conceptions identifient avec justesse plusieurs situations d’oppression et d’exploitation : problèmes fondamentaux du système d’éducation, mauvaises conditions de vie, travail non salarié, gestion antidémocratique de l’économie, colonialisme, impérialisme, cishétéropatriarcat, racisme systémique, capacitisme.

Pourquoi se restreindre à faire de ces principes un simple programme réformiste confus au sein du système actuel, un système basé sur l’exploitation, l’exclusion et la précarité? Nous proposons plutôt qu’une incarnation plus radicale de ses principes et un sincère engagement pour un monde plus juste impliquent nécessairement un rejet réel du système capitaliste et des institutions qui le soutiennent. Cette lecture politique est non seulement possible pour le mouvement étudiant actuel, elle est certainement souhaitable. Par exemple, il ne semble ni crédible ni très respectueux des personnes les plus touchées par le racisme systémique de penser que la fin de cette forme d’oppression pourra être décrétée par un·e quelconque ministre de l’Éducation. En faisant plutôt de ce principe un guide, une ligne politique qui nous permet d’évaluer au plus près les manières dont se manifeste ce racisme, autant dans nos expériences quotidiennes que dans leurs reproductions institutionnelles, nous pouvons développer des interventions plus cohérentes, plus porteuses et plus significatives pour celleux qui s’impliqueront. Il sera aussi possible d’inspirer non seulement les actions provinciales, mais aussi plus largement les actions autonomes dans les différentes régions. Conséquemment, nos luttes étudiantes peuvent devenir des étapes clés d’une transition vers de réelles démocraties populaires, et faire des enjeux de combativité, d’autonomie et de démocratie directe des réalités quotidiennes et non de simples mots creux.

Ainsi, il est possible de dépasser le stade actuel des choses pour faire des luttes étudiantes – notamment sur des enjeux écologistes, sur la salarisation des stages et autres – un mouvement antiautoritaire dont le pouvoir contestataire pourra s’allier à la lutte des classes contre le despotisme capitaliste écocidaire. Les membres de la CRUES qui souhaitent une rupture radicale avec le système actuel et la mise en place d’une réelle « gestion commune et démocratique de l’économie en vue de la satisfaction des besoins de tous.te.s en respect des limites écologiques » (principe 7 de la CRUES) sauront trouver de nouvelles voies de débordement.

Écrit par Premier Ligne

  1. Le « cis hétéro patriarcat » est un système de pouvoir où les hommes cisgenres hétérosexuels occupent des positions de privilège et d’autorité, et où les normes strictes de genre et d’orientation sexuelle sont souvent imposées, créant ainsi un déséquilibre de pouvoir entre les genres.